3. Le fonctionnement d’une banque commerciale au regard du crédit : entre le droit et l’économie

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La question relative à la validité de l’indemnité de funding loss se situe à la frontière entre le droit et l’économie. Il nous semble dès lors utile de rappeler quelques aspects du fonctionnement d’une banque commerciale[1].

3.1. Le funding

Lorsqu’une banque commerciale octroie un crédit à une entreprise, elle escompte le remboursement périodique du montant prêté, au taux d’intérêt convenu et aux échéances convenues. Dans le chef de la banque commerciale, le crédit est donc un actif qui figure logiquement à l’actif du bilan de la banque.

Comme c’est le cas pour le bilan de toute entreprise, le bilan d’une banque commerciale aussi doit être en équilibre. En d’autres mots, un crédit en tant qu’actif doit à tout moment et pour son montant total être couvert par un passif inscrit au même bilan (= le « funding »).

Le funding d’un crédit est une opération comptable interne à la banque qui ne crée pas de réel flux de trésorerie. Ce n’est qu’au moment où les fonds sont réellement prélevés par l’emprunteur qu’un tel flux intervient lorsque la banque exécute l’ordre du client. Les principales sources de funding, pour une banque commerciale, sont les fonds propres, les dépôts, les financements souscrits par la banque sur le marché interbancaire ou un panachage de ces possibilités.

Comme pour toute entreprise, les postes figurant au passif du bilan engendrent des frais. La banque est notamment débitrice d’intérêts à l’égard des déposants ainsi qu’à l’égard de ses créanciers sur le marché interbancaire. Ses actionnaires s’attendent également à recevoir des dividendes.

Le rendement d’un crédit provient de la différence entre, d’une part, les revenus que la banque perçoit sur les intérêts calculés sur le crédit octroyé et, d’autre part, les frais qu’elle doit payer aux tiers pour le funding du crédit. Il est important à souligner que le « rendement » n’équivaut pas au « profit » de la banque : il sert également à couvrir d’autres frais supportés par la banque en livrant sa prestation d’octroi de crédit : la prime de risque, le coût de liquidité[2], les frais opérationnels etc.

En d’autres mots, le funding d’une banque commerciale constitue un processus permanent qui englobe l’ensemble de ses activités. Tous les actifs et passifs d’une banque, pendant une certaine période, sont mélangés en un seul pot. Le déficit éventuel peut être financé notamment par un emprunt sur le marché interbancaire ; le surplus éventuel peut être déposé notamment à la banque centrale.

Il n’est donc pas possible d’identifier l’affectation d’un euro au passif du bilan de la banque et de le lier à un euro correspondant à celui-ci à l’actif. Déterminer le coût exact du funding d’un crédit individuel s’apparente donc à une mission impossible[3]. La banque gère en effet ses coûts sur une base consolidée et pour l’ensemble des éléments de son patrimoine au niveau macroéconomique[4].

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En règle générale, la gestion d’une entreprise en bon père de famille suppose que la durée d’un financement se rapproche au maximum de celle de l’utilisation de l’actif financé. L’idée est d’étaler les dettes dans le temps en parallèle avec la durée d’utilisation de l’actif. Les actifs à longue durée doivent idéalement être financés par des crédits à longue durée et vice versa.

Si la durée du financement est trop courte eu égard à la durée d’utilisation de l’actif, l’entreprise court un risque de liquidité[5]. Si elle est trop longue, c’est la solvabilité[6] de l’entreprise qui se voit impactée.

Il en est de même pour une banque commerciale, qui va en principe, et pour autant que possible, synchroniser au maximum la durée du funding avec celle des crédits octroyés à ses clients pour sauvegarder au maximum sa liquidité ainsi que sa solvabilité (ainsi que pour respecter les exigences ad hoc des différentes autorités qui supervisent le secteur bancaire). Ce principe est appelé le principe du « matched funding »[7].

Ce principe explique notamment pourquoi les contrats de crédit à durée indéterminée (la majorité des crédits réutilisables) sont remboursables à tout moment sans indemnité de remploi. En effet, puisque ce type de crédit peut être dénoncé et liquidé à tout moment (généralement moyennant un préavis raisonnable), il a relativement peu d’impact sur la solvabilité de la banque. Ainsi, cette dernière ne doit pas mettre en place un processus de funding à longue durée. C’est également la raison pour laquelle le montant de la funding loss est sensiblement moins élevé en cas de remboursement anticipé d’un crédit à taux variable/révisable pour lequel le funding n’est fixé que lors d’une révision du taux (et pas jusqu’à l’échéance finale comme c’est le cas pour des crédits à taux fixe).

Il convient également de garder à l’esprit que le funding opéré par la banque en contrepartie de l’octroi à un emprunteur d’un crédit à taux fixe s’opère, pour sa part, à taux variable. Ce financement à taux variable de la banque est « couvert » par la conclusion parallèle de contrats de swaps de taux d’intérêt, permettant à la banque de payer un taux fixe sur son funding. Cette couverture de risque engendre pour la banque un coût supplémentaire qui sera reflété non seulement dans le taux payé par l’emprunteur final à la banque, mais également dans le montant de l’indemnité de funding loss en cas de remboursement anticipé.

3.2 La transformation des dépôts

Parmi les différents rôles assumés par une banque commerciale dans une économie moderne, l’on retrouve celui de transformer des dépôts à court terme en des crédits à long terme. Les dépôts – théoriquement non utilisables puisque les dépositaires se réservent le droit de les retirer à tout moment – se transforment en des actifs productifs. Cette transformation n’est pas sans risque…

D’un côté, la banque consent à l’emprunteur le droit d’user du capital prêté pendant le délai convenu. L’emprunteur qui respecte ses obligations ne peut, de son côté, se voir obligé de rembourser anticipativement son crédit. De l’autre côté, par contre, la banque consent aux titulaires des comptes ouverts en ses livres le droit de retirer leurs dépôts à tout moment. La tension ainsi créée est encore aggravée par le fait que le montant des dépôts auprès de la banque (ainsi que des crédits octroyés par cette dernière) est nettement plus large que le montant des réserves liquides dont elle dispose (fractional reserve banking). La grande majorité des fonds déposés par les clients sont en effet utilisés notamment pour octroyer des crédits et une faible part des dépôts sont déposés à la banque centrale sous forme de réserves obligatoires[8].

Il va sans dire qu’une organisation minutieuse de la banque est indispensable pour préserver le système et d’en contrôler les risques. La banque doit en effet mettre en œuvre et maintenir un équilibre permettant que ses dépenses futures soient, à tout moment, couvertes au maximum par ses revenus futurs[9].

Si, à un moment donné, la banque se voit confrontée à un excédent ou un déficit de liquidités, elle peut se tourner vers le marché interbancaire, soit pour y prêter le premier à une autre banque en situation de déficit, soit pour y financer le second en empruntant auprès d’une autre banque en situation inverse.

Le marché interbancaire, généralement reconnu comme étant d’importance primordiale pour le bon fonctionnement du système de fractional (reserve) banking, est à la fois extrêmement souple (il permet à tout acteur de marché de prêter/emprunter à très court terme) et extrêmement volatile (le marché interbancaire réagit immédiatement en cas d’inquiétude sur la solvabilité des candidats-emprunteurs). Si le marché interbancaire « sèche », comme en 2008, la banque court un risque de liquidité.

Dans cette hypothèse, le recours aux gouvernements reste possible, ceux-ci disposant de différentes possibilités de soutien de la liquidité du secteur bancaire[10]. La banque centrale peut, pour sa part – en théorie – créer de la monnaie et injecter les liquidités nécessaires dans les banques en assumant son rôle de « prêteur en dernier ressort »[11]. Cette intervention des gouvernements et des banques centrales doit toutefois rester exceptionnelle (notamment pour éviter un effet inflationniste).

Pour préserver la stabilité du secteur, les banques sont donc contraintes, notamment au travers des exigences du Comité de Bâle, de respecter des normes élevées en matière de liquidité et de solvabilité (capital adequacy rules).

A cette fin, les éléments passifs de la banque sont catalogués selon leur « run off rate », soit la probabilité de faire face à une indisponibilité de fonds en cas de crise de liquidités[12]. Le financement interbancaire présente un run off rate de 100 %, ce qui signifie que les fonds disponibles sur ce marché sont censés disparaitre immédiatement en cas de crise. A contrario, le run off rate calculé sur les dépôts, et plus encore sur les fonds propres de la banque, est moins élevé. Ceux-ci constituent dès lors un funding plus stable.

Les actifs de la banque sont catalogués selon leur besoin de « stable funding » (financement stable)[13]. Plus ce besoin est élevé, plus la partie de funding stable de la banque au passif de son bilan est importante et plus le pourcentage des fonds propres devant être réservé à cette catégorie d’actifs l’est également. Par exemple, les réserves en cash pouvant être immédiatement liquidées, elles ne nécessitent pas un funding stable, au contraire des crédits à long terme, actifs d’une longue durée d’utilisation et qui ne peuvent être liquidés ou résiliés à court terme. 

Le marché interbancaire étant considéré comme une source de funding instable, puisque volatile, son importance pour le funding des crédits à long terme a logiquement diminué[14]. Aujourd’hui, les banques prêtent des fonds en recourant à un funding sur le marché interbancaire de manière moins fréquente qu’auparavant. Le coût de ce type de financement est en effet relativement élevé[15].

Une banque préconisera dès lors d’utiliser en premier lieu ses dépôts disponibles, et ce n’est qu’en cas d’insuffisance de ceux-ci que le funding sera opéré sur le marché interbancaire. Ceci n’empêche toutefois pas que le marché interbancaire conserve une importance primordiale, aussi bien pour financer les besoins de liquidité à court terme des banques, que pour y loger leurs liquidités excédentaires (excess cash)[16].

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4. Conséquences d’un remboursement anticipé de crédit
5. Le calcul de l’indemnité de remploi
6. Conclusion


[1] La description du fonctionnement d’une banque commerciale est évidemment simplifiée dans la présente contribution. En réalité, une banque commerciale développe de nombreuses autres activités.

[2] Les banques sont obligées d’inclure des coûts adéquats pour les réserves liquides minimales dans le taux d’intérêt conformément aux ‘Guidelines on Liquidity Cost Benefit Allocation’ de l’Autorité Bancaire Européenne (EBA). Voy. également WRIGHT, S., The Handbook of International Loan Documentation, 2014, Palgrave Macmillan, n° 1.014, p. 55 et p. 115.

[3] En outre, la législation en matière de droit de concurrence limite les banques dans leur capacité de dévoiler le coût réel auquel il peuvent se financer dans le marché interbancaire.

[4] WEINBERGER, M.-D., Funding loss… in translation, D.B.F., 2014/I-II, p. 10 et la note en bas de page n° 58 contenant une référence au circulaire du CBFA n° PPB-2006-17-CPB.

[5] La liquidité fait figure d’indicateur de la capacité d’une entreprise à respecter ses engagements à court terme. Le risque de liquidité de la banque est celui qu’elle ne dispose pas des fonds requis pour honorer le financement et qu’elle ne puisse également plus obtenir un crédit de refinancement

[6] La solvabilité indique la capacité d’une entreprise à respecter ses engagements à court, moyen et long terme.

[7] Il convient de noter que ce processus est plus complexe pour une banque commerciale que pour une entreprise « classique ». En effet, le métier premier d’une banque est de transformer des fonds de court terme (au passif) en crédits à long terme (à l’actif). La Banque génère son profit grâce au fait que les taux à long terme sont en principe plus élevés que les taux à court terme et en prenant une dose calculée de risque. En outre, certaines exceptions existent, où le principe du matched funding peut être appliqué de façon moins stricte, notamment pour les crédits hypothécaires privés.

[8] Les réserves liquides sont à distinguer du funding du crédit qui doit à tout moment être assuré par une inscription au passif à concurrence du montant du crédit comme on l’a vu ci-dessus. Les réserves liquides de la banque se trouvent par contre à l’actif du bilan d’une banque commerciale (telles que les réserves en caisse ou les dépôts auprès de la banque centrale). Le mythe populaire qu’une banque commerciale peut « créer de la monnaie du néant » ne correspond pas à la réalité. Par contre, il est vrai que l’octroi de crédit par les banques commerciales augmente le niveau de monnaie scripturale (= les dépôts à vue qui constituent, avec la monnaie fiduciaire en circulation, la masse monétaire au sens stricte ou « M1 »). Un effet accessoire de l’octroi de crédit sous le système de fractional (reserve) banking est que le montant de monnaie scripturale qui circule dans la société est plus élevé que le total des passifs de la banque centrale (= la masse monétaire ou « M0 », à savoir l’ensemble de monnaie fiduciaire et des dépôts des banques commerciales auprès de la banque centrale). Cette création de monnaie scripturale échappe toutefois au contrôle de la banque prêteuse et ne lui bénéficie pas : les fonds prêtés sont utilisés par l’emprunteur pour payer le produit ou service financé (et la banque prêteuse doit mettre à disposition des liquidités pour un montant équivalant au montant du capital utilisé). Si le capital prêté à son emprunteur est déposé en compte, les fonds constituent un passif sur son bilan sur lequel la banque doit payer des intérêts et pour lequel elle doit réserver des liquidités minimales. La capacité d’octroi de crédit d’une banque commerciale est limitée de manière structurelle par les exigences en termes de liquidité et solvabilité qui reposent sur la banque. Par ailleurs, la monnaie scripturale créée par le crédit disparaîtra au fur et à mesure que le crédit est remboursé.

[9] A cette fin, la banque va se baser sur des prédictions concernant le comportement de son clientèle. Le plus grand le nombre de clients de la banque, le plus précises ses prédictions (« la loi du grand nombre »). Si les prédictions sont imprécises, le risque d’un run on the bank augmente. Il va de soi que les prédictions sont basées sur l’hypothèse que les contrats de crédit qui ne contiennent pas de droit de remboursement anticipé sont respectés jusqu’à leur échéance finale.

[10] Les gouvernements peuvent notamment recapitaliser les banques ou offrir des garanties.

[11] A condition que la banque demanderesse des liquidités soit suffisamment solvable.

[12] Liquidity Coverage Ratio

[13] Net Stable Funding Ratio.

[14] A noter que l’on vise ici le funding d’un crédit (= au passif du bilan de la banque). L’hypothèse qui est à la base de l’indemnité funding loss, à savoir l’hypothèse que la banque va réinvestir le capital remboursé anticipativement (= à l’actif du bilan de la banque), reste une hypothèse raisonnable. Infra n° 5.

[15] Le fait que les taux interbancaires soient relativement élevés augmente les revenus d’un réinvestissement des fonds reçus anticipativement et diminue le montant de l’indemnité de funding loss.

[16] A noter que le taux auquel les banques commerciales peuvent déposer leur excess cash auprès de la Banque centrale européenne (ECB) est depuis quelques temps négatif (-0,40%).  En d’autres mots, les banques commerciales doivent payer des intérêts s’ils déposent des fonds auprès de la ECB.

par Anders Noren.

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