1. La problématique juridique de la funding loss

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1.1 L’indemnité de remploi pour remboursement anticipé : une clause contractuelle « type »

Sur base des principes de la liberté contractuelle et de la bonne foi, les contrats de crédit d’investissement qui font l’objet de la présente analyse stipulent, dans la majorité des cas, qu’en cas de remboursement du crédit avant terme échu, l’emprunteur sera redevable à l’égard de la banque d’une indemnité de remploi, dite de funding loss. Citons ci-après une clause-type :

« Les remboursements anticipés (tant totaux que partiels) ne sont pas admis, à l’exception du remboursement anticipé à la suite d’une majoration de taux, lors de la révision périodique du taux mentionné ci-dessus. Si le crédité effectue quand même un remboursement anticipé, il méconnaît ses obligations contractuelles. La Banque a alors le droit, dans cette hypothèse, soit de refuser le remboursement anticipé, soit d’exiger d’être indemnisé pour la perte réelle qu’elle subit suite au remboursement anticipé décrété unilatéralement par le crédité. L’indemnité de remploi, appelée funding loss, est calculée comme étant la différence entre les intérêts que la Banque aurait perçus du crédité si ce dernier avait remboursé les fonds empruntés selon le tableau d’amortissement fixé contractuellement et ceux qu’elle perçoit en réinvestissant ces fonds, à un taux interbancaire moyen pondéré, pendant la période restant à courir jusqu’à la prochaine révision contractuelle ou, à défaut de celle-ci, jusqu’à l’échéance finale du crédit. »

Une telle clause permet au prêteur de couvrir le dommage dont il souffrirait en cas de remboursement anticipé du seul solde restant dû en capital sur crédit consenti à l’emprunteur. Pour autant, le montant de la réparation dudit dommage calculé selon la formulé stipulée ne doit pas manifestement excéder le dommage réellement subi[1].

L’applicabilité d’une clause telle que celle présentée ci-avant – nonobstant l’article 1907bis du Code civil – aux remboursements anticipés de crédits d’investissement consentis à des professionnels, ne prête plus réellement à discussion aujourd’hui, sous réserve de la qualification réelle du contrat en cause – infra, n° 1.3.

L’article 1907bis étant impératif, il s’interprète strictement. En outre, en vertu d’une interprétation systématique du Code civil, l’article 1907bis du Code civil figurant au sein du chapitre consacré au prêt à intérêt, c’est uniquement à l’égard de ce dernier qu’il a vocation à s’appliquer[2].

La distinction entre le prêt à intérêt (contrat réel et unilatéral) et le crédit (contrat consensuel et synallagmatique, issu de la pratique) ne fait aujourd’hui plus réellement débat dans la jurisprudence et la doctrine[3].

En réalité, c’est aujourd’hui davantage la qualification du contrat – parfois au-delà même de l’intitulé de l’instrumentum – qui est débattue : le contrat analysé est-il un « contrat de prêt » ou un « contrat de crédit » ? Selon la qualification retenue in fine, l’article 1907bis du Code civiltrouvera ou non à s’appliquer.

1.2 La critique généralement rencontrée dans les prétoires

Certains emprunteurs, dans le but de bénéficier de l’application de l’article 1907bis du Code civil, argumentent que « l’esprit de loi » commande d’étendre le champ d’application de l’article 1907bis à tout type de financement présentant des similitudes avec le prêt à intérêt. Ils déduisent de ces similitudes une interdiction de facto quasi absolue de stipuler une indemnité de remploi dont le montant excéderait 6 mois d’intérêts. Cette stratégie présente, à l’heure actuelle, peu de chances de succès, les plus hautes juridictions ainsi que le législateur lui-même ayant (implicitement) reconnu que l’article 1907bis du Code civil ne s’appliquait qu’au contrat de prêt à intérêt, et non au contrat de crédit[4].

Désormais, la stratégie la plus couramment rencontrée dans les prétoires afin d’éviter l’application d’une clause contractuelle prévoyant le paiement d’une funding loss en cas de remboursement d’un crédit avant terme consiste à tenter d’obtenir la requalification du contrat de crédit soumis au juge en un contrat de prêt, lequel est soumis à l’article 1907bis du Code civil qui limite à six mois d’intérêts l’indemnité pouvant être réclamée par l’établissement de crédit. Pour ce faire, les emprunteurs tentent parfois d’attribuer au contrat de crédit des caractéristiques précises et exclusives, et de considérer le contrat de prêt comme résiduaire à l’égard de ce dernier. Selon cette argumentation, dès qu’un élément du contrat de crédit ne correspond pas aux critères stricts qu’ils estiment devoir être établis pour revêtir cette qualification, il y a lieu de considérer ce contrat comme un contrat de prêt.

Ainsi, selon les adeptes d’un tel champ d’application élargi, un crédit d’investissement qui n’est pas réutilisable doit être requalifié en un prêt à intérêt. Seules les ouvertures de crédit unilatéralement réutilisables par l’emprunteur seraient dès lors exclues du champ d’application de l’article 1907bis. D’autres estiment que le critère déterminant à prendre en considération pour qualifier un crédit de prêt est la liberté ou non de l’emprunteur de prélever ou non les montants mis à sa disposition.

Si cette limitation de la définition du contrat de crédit et l’extension du champ d’application de l’article 1907bis qui en découle ne trouve pas écho positif auprès du juge saisi de la question, c’est alors la réalité du dommage vanté par la banque qui est mise en doute par les emprunteurs. Si l’existence même du dommage n’est pas parfois carrément niée[5], son calcul est alors réfuté, l’abus de droit faisant figure d’épée de Damoclès pour le cas où le prêteur ne convaincrait pas le juge de la justesse du calcul opéré[6].

1.3 Qu’en est-il ?

1.3.1. La qualification des contrats : prêt ou crédit ?

Le contrat de crédit est un contrat innommé, né de la pratique. Il est avant tout régi par l’autonomie des volontés. Son contenu est en principe librement déterminé pour autant que les dispositions légales applicables sont respectées[7].

Cette liberté offre aux emprunteurs une grande souplesse dans le financement de leurs projets, tout en tenant également compte des intérêts des prêteurs, le terme étant stipulé dans l’intérêt de tous les cocontractants : le prêteur s’assure d’un investissement à long terme sans être obligé d’accepter un remboursement anticipé, tandis que l’emprunteur peut user des fonds pour toute la durée convenue sans pouvoir être obligé à les rembourser anticipativement. Un équilibre est ainsi instauré entre ces derniers.

Le contrat de crédit peut notamment prévoir la possibilité de différer le prélèvement des fonds (et conséquemment l’imputation des intérêts), tout en prévoyant le paiement d’une commission de réservation sur les fonds tenus à disposition du crédité (à un taux moindre) pour couvrir les frais du banquier. L’initiative du prélèvement est laissée au crédité, au contraire du prêt à intérêt pour lequel cette initiative est laissée au prêteur.

Ces caractéristiques sont incompatibles avec le caractère réel du contrat de prêt à intérêt[8]. Voy. la décision de la Cour de cassation rendue en 2020 sur le sujet.

En fonction des besoins de l’emprunteur, le contrat de crédit peut également prévoir dans le chef du crédité une possibilité de réutilisation, sans pour autant que cette possibilité constitue une conditio sine qua non de son existence. A fortiori, le caractère non réutilisable d’un crédit est insuffisant pour qu’il en devienne un contrat nommé tel que l’est le prêt à intérêts, , surtout si le contrat prévoit des modalités qui sont incompatibles avec le caractère réel du prêt à intérêt (telles une période de prélèvement, une commission de réservation,…).

La requalification d’un contrat de prêt à intérêt en un contrat autrement nommé peut s’imaginer aisément. Les caractéristiques essentielles que doivent revêtir les contrats nommés sont définies dans la loi, laquelle rend possible l’identification des éléments du contrat qui seraient incompatibles avec la qualification retenue par les parties, pour ensuite modifier celle-ci si nécessaire.

A l’inverse, la requalification d’un contrat innommé en un contrat nommé est moins évidente compte tenu du principe de l’autonomie de la volonté et de la nécessaire sécurité juridique des cocontractants. Elle ne sera admise qu’en présence d’éléments « radicalement incompatibles » avec la qualification retenue par les parties[9], et pour autant que les caractéristiques essentielles du contrat nommé en lequel il serait requalifié soient rencontrées.

Le caractère non réutilisable d’un contrat de crédit ne nous paraît en tout cas en rien incompatible avec la conception classique du crédit. Il n’est, quoi qu’il en soit, pas suffisant pour transformer le contrat de crédit en un contrat réel de prêt à intérêt. De même, le fait que le crédit doive être prélevé en une fois ne suffit pas à entraîner, à notre estime, une requalification.

1.3.2. : Décisions récentes à l’égard de demandes de requalification d’un contrat de crédit en un prêt à intérêt

La jurisprudence relative à l’indemnité de funding loss, à défaut de permettre une prédiction robotique des chances de succès d’une contestation judiciaire d’une indemnité de remploi, permet toutefois de dégager quelques tendances jurisprudentielles lorsqu’il s’agit de se pencher sur la requalification éventuelle d’un contrat de crédit d’investissement.

Nous évoquerons ci-après différentes situations ayant donné lieu ou non à une requalification.

Refus de requalification :

  • le 27 septembre 2012, la Cour d’appel de Bruxelles (francophone) a rappelé que « le fait que le crédit doive être prélevé en une seule fois pour la totalité du montant et dans une période relativement brève ne permet pas de requalifier la convention en contrat réel de prêt » [10].
  • le 17 octobre 2013, le tribunal de commerce francophone de Bruxelles a estimé qu’un contrat qualifié de crédit d’investissement, non réutilisable, conclu un 26 avril et utilisable pour le 4 août de la même année, et n’ayant en l’espèce fait l’objet d’aucun prélèvement, ne pouvait être requalifié en un contrat de prêt ;
  • le 18 octobre 2013, le tribunal de commerce francophone de Bruxelles, admettant la possibilité théorique d’une requalification du contrat de crédit dans certaines circonstances, a toutefois refusé celle du contrat de crédit d’investissement qui lui était soumis, et qui prévoyait une période de prélèvement de 42 jours ;
  • le 28 avril 2015, le tribunal de commerce francophone de Bruxelles a estimé que les éléments soumis au tribunal ne permettaient pas d’exclure la qualification donnée par les parties au contrat de crédit ; il s’agissait en l’espèce d’analyser deux contrats de crédit d’investissement conclu dans le cadre d’une ouverture de crédit-cadre et ayant pour objet la rénovation d’un bien immobilier ;
  • le 4 juin 2015, la cour d’appel de Liège s’est penchée sur un crédit d’investissement à durée déterminée accordé dans le cadre d’une ouverture de crédit consentie le même jour pour une durée indéterminée. Le contrat prévoyait une période de prélèvement de plusieurs mois et stipulait le paiement d’une commission de réservation due sur la partie non prélevée. La cour a estimé que « même si une fois les sommes prélevées (…), la ressemblance avec un contrat de prêt est forte », ces spécifications sont caractéristiques d’un contrat d’ouverture de crédit, et qu’il n’y avait pas lieu de requalifier celui-ci en contrat de prêt ;
  • le 4 juin 2015, le tribunal de commerce de Gand a estimé qu’il pouvait, nonobstant la qualification donnée par les parties au contrat les liant, « qualifier souverainement » celui-ci, sans toutefois donner suite positive à la demande de requalification qui lui était soumise au sujet d’un contrat de crédit d’investissement visant l’achat et la construction d’un immeuble de commerce ;
  • le 25 juin 2015, le tribunal de commerce néerlandophone de Bruxelles a rappelé que [traduction libre] « le juge ne peut modifier à sa guise la qualification d’un contrat lorsque les éléments qui sont portés à son appréciation n’excluent pas la qualification originelle donnée par les parties ». Analysant un contrat de crédit prévoyant une commission de réservation, une période de prélèvement de 9 mois, confirmait l’intention des parties d’opter pour la conclusion d’un contrat de crédit et non d’un prêt à intérêt. Le tribunal a refusé la requalification du contrat de crédit. Le fait que les remboursements à opérer soient des montants fixes ne disqualifie pas la convention de crédit ;
  • le 19 novembre 2015, le tribunal de commerce francophone de Bruxelles à nouveau refusé la requalification en un contrat de prêt d’un contrat de crédit visant l’acquisition d’un bien immeuble ;
  • le 5 janvier 2016, le tribunal de commerce francophone de Bruxelles n’a pas requalifié en un prêt un contrat de crédit visant l’acquisition par l’emprunteur d’un usufruit d’un immeuble ;
  • le 15 mars 2016, le tribunal de commerce de Liège, division Namur, n’a pas requalifié un contrat de crédit-cadre prévoyant une période de prélèvement de deux mois, et effectivement prélevé en plusieurs fois durant cette période ;
  • le 9 mai 2016, la cour d’appel de Bruxelles (néerlandophone) a refusé la requalification en un prêt d’un contrat de crédit dont le montant était prélevable en 5 mois et destiné à l’acquisition et à l’aménagement d’une surface commerciale ;
  • le 16 juin 2016, le Tribunal de commerce du Hainaut – division Mons, avait à connaitre d’un crédit d’investissement de 605.000 EUR prévoyant un prélèvement unique, une commission de réservation et une période de prélèvement s’étalant du 22 juin au 30 juillet de la même année. Le Tribunal a estimé que « [l’emprunteur] était libre d’utiliser ou non le crédit. Une commission de réservation était convenue pour la mise à disposition du capital pendant la période de prélèvement. Les intérêts débiteurs n’étaient calculés qu’à partir du prélèvement et sur le capital prélevé. Ces divers éléments traduisent le caractère consensuel de l’ouverture de crédit et ne permettant pas de requalifier la convention en prêt à intérêts »[11]. Le Tribunal a également jugé que la durée de la période de prélèvement était indifférente dès lors qu’elle était stipulée contractuellement par les parties.

Requalification du contrat en un contrat de prêt :

  • le 11 octobre 2013[12], le tribunal de commerce de Charleroi a estimé que « lorsque la convention de crédit consiste, non pas à permettre au crédité de disposer d’une nouvelle somme d’argent ou d’un crédit qu’il peut prélever selon ses besoins pour une période déterminée, mais à solder, par un seul virement immédiat, la créance que la banque détient sur lui, l’opération doit s’analyser en un prêt » ;
  • le 7 avril 2014, le tribunal de commerce de Nivelles a requalifié en un prêt un contrat de crédit d’investissement, au motif que celui-ci avait été prélevé en deux fois, à 7 jours d’intervalle et avant la première échéance de remboursement. Ce crédit était non réutilisable et remboursé à échéances fixes ;
  • le 14 janvier 2015, le tribunal de commerce de Gand, division Fourons, a requalifié un contrat de crédit d’investissement en un prêt à intérêts. En l’espèce, le crédit était prélevable endéans les deux mois à dater de sa signature, et avait vocation à consolider d’autres crédits ; l’on regrettera cependant que la motivation du tribunal ne soit pas reprise dans la décision rendue. Nous n’avons pas pu, par ailleurs, prendre connaissance du contrat en cause ;
  • le 22 mai 2015, le tribunal de commerce de Gand, division Gand, a estimé que les éléments déterminants permettant la requalification d’un crédit en un prêt sont son caractère non-réutilisable, le prélèvement du montant en une seule fois, et le remboursement du crédit selon un plan de remboursement comprenant des échéances fixes ;
  • le 3 septembre 2015, le tribunal de première instance (néerlandophone) de Bruxelles a eu à connaitre d’une affaire où un crédit d’investissement destiné à l’achat d’un élevage de porcs, mais également au remboursement de plusieurs prêts à intérêts (qualifiés comme tels), mis à disposition en quatre tranches, a été requalifié en un contrat de prêt. Le tribunal a estimé qu’en refinançant des prêts à intérêts, la banque n’avait rien fait d’autre que de modifier la qualification desdits prêts non-encore remboursés, la situation économique de la banque restant la même. Le caractère non-réutilisable du crédit a également été pris en considération par le tribunal ;
  • le 21 décembre 2015, le tribunal de première instance de Liège a estimé que dans la mesure où un contrat de crédit avait été conclu sans que soit laissée à l’emprunteur la faculté de choisir « ce qu’elle voulait prélever, quand et pourquoi », et que comme il « avait toujours été prévu que les fonds étaient destinés à rembourser [un autre créancier] immédiatement en une opération one shot permettant à [la banque] de devenir immédiatement bénéficiaire de la garantie [hypothécaire] », le contrat litigieux devait s’analyser en un contrat de prêt ;
  • le 4 janvier 2016, le tribunal de commerce de Liège, division Verviers, a requalifié un crédit en un contrat de prêt au motif que l’emprunteur ne disposait pas d’une réelle liberté de prélever les fonds mis à sa disposition ;
  • le 20 janvier 2016, le tribunal de commerce de Liège s’est penchée sur une convention qui ne comportait pas d’intitulé mais qui précisait qu’il s’agissait d’un « crédit avec remboursements mensuels constants sur une base 360/360, remboursables en 180 tranches fixes, composées du capital et des intérêts. La première échéance en capital et intérêts tombe le dernier jour du mois suivant celui au cours duquel aura lieu le premier prélèvement ». Le tribunal a examiné l’utilisation concrète des montants mis à disposition de l’emprunteur, en y voyant une forme d’aveu extrajudiciaire en ce que compte tenu de l’objet du crédit – à savoir l’acquisition d’un bien immobilier et non la réalisation de travaux -, et de l’absence d’utilisation de celui-ci en « tranches », il devait être considéré que l’intention des parties était de voir l’emprunteur bénéficier immédiatement de l’entièreté des fonds prêtés. Le « crédit » ayant été prélevé en une seule fois deux mois après la conclusion de la « promesse de crédit », le tribunal a considéré qu’il s’agissait d’un prêt à intérêt ; ce jugement a été confirmé par la cour d’appel de Liège le 16 mars 2017, la cour nuançant toutefois la motivation du tribunal en estimant qu’en réalité, seule la liberté ou non de prélèvement constituait un critère déterminant permettant de requalifier un contrat de crédit en un contrat de prêt ;
  • le 13 mai 2016, la cour d’appel de Bruxelles a confirmé la requalification d’un contrat de crédit en un contrat de prêt, lequel ne permettait aucune liberté d’utilisation à l’emprunteur. La cour a estimé que cette absence de liberté ne correspondait pas à la qualification d’ouverture de crédit, mais ne s’opposait pas à cette de prêt. Un pourvoi a cependant été interjeté à l’encontre de cette décision.

Les plus hautes juridictions du pays ont également eu quelques occasions de se pencher sur la validité de l’indemnité de funding loss. Au moment de la rédaction de notre contribution, elles n’ont toutefois pas encore tranché tous les angles de la question de manière définitive.

Bien que deux arrêts de la Cour de cassation soient souvent mis en avant pour mettre à mal l’indemnité de funding loss, une lecture attentive permet de limiter la portée de ces décisions. Ainsi, pour résumer :

  • le 24 juin 2013, la Cour de cassation a rejeté un pourvoi de la banque sur base d’arguments de droit formels, et sans répondre à la question de droit matériel qui nous concerne[13];
  • le 7 août 2013, la Cour constitutionnelle a, pour sa part, confirmé que la distinction classique entre le contrat de prêt et le contrat de crédit ne constituait pas, à l’égard de l’article 1907bis, une discrimination injustifiée au sens des articles 10 et 11 de la Constitution.

La Cour constitutionnelle a estimé que :

 « [à] la différence d’un contrat d’ouverture de crédit, qui est un contrat consensuel en vertu duquel les fonds ne sont pas mis à la disposition immédiate du crédité, mais peuvent être utilisés lorsque et dans la mesure où ce dernier le jugerait nécessaire, moyennant paiement à la fois d’une commission et d’un intérêt, s’il s’agit d’une somme d’argent, le contrat de prêt est un contrat réel en vertu duquel le prêteur transfère en une seule fois la totalité du montant prêté à l’emprunteur, contre remboursement, avec intérêt à une date déterminée ou à des dates d’échéance, et qui est soumis à certaines règles impératives spécifiques établies au titre X du Code civil (…)

Sans doute, en pratique, le contrat d’ouverture de crédit non réutilisable présente-t-il d’importantes analogies avec un contrat de prêt. Il ne s’y assimile toutefois pas parfaitement, ni d’un point de vue juridique, ni d’un point de vue économique. Il existe d’importantes différences entre les deux contrats, tant d’un point de vue juridique que d’un point de vue économique. En effet, le contrat d’ouverture de crédit permet au crédité de différer la mise en possession effective des fonds et, partant, le paiement des intérêts. En outre, l’acceptation par le crédité d’une indemnité de remploi élevée pourrait lui permettre d’obtenir un taux d’intérêt plus avantageux.

En toute hypothèse, les similitudes existant entre ces deux contrats ne sont pas de nature, à elles seules, à imposer au législateur d’étendre la mesure dérogatoire au droit commun des obligations, prévue à l’article 1907bis du Code civil, à tout type de contrat analogue, sans égard pour le contexte économique particulier dans lequel il y fait recours. »

Selon la Cour constitutionnelle, les critères déterminants pour distinguer le prêt du crédit sont notamment la flexibilité que ce dernier offre au débiteur (entre autres la possibilité de différer la mise à disposition des fonds prêtés) et le taux d’intérêt plus avantageux du crédit par rapport au prêt.

Cet arrêt n’a cependant pas permis de mettre fin à l’insécurité juridique planant toujours sur la clause de funding loss. En effet, la Cour n’a été amenée qu’à se prononcer sur la question de la conformité de l’article 1907bis avec la Constitution; trancher le débat de droit relatif au champ d’application de cet article n’entre pas dans sa compétence.

  • le 24 novembre 2016, la Cour de cassation a décidé que la présence d’une clause contractuelle interdisant le remboursement anticipé dans un contrat ne suffisait pas à exclure l’applicabilité de l’article 1907bis. La Cour ne s’est toutefois pas prononcée sur la qualification du contrat litigieux de sorte que l’arrêt ne présente, sur la question qui nous concerne, aucune utilité[14].

1.3.3. : La réalité du dommage dans le chef de la banque

Nous verrons ci-après que le montant de l’indemnité de funding loss, qui est basé sur des hypothèses objectives et raisonnables, n’excède en principe pas (à tout le moins manifestement) le dommage souffert par la banque tel qu’il pouvait être raisonnablement prévisible au moment de la conclusion du contrat de crédit[15]. Il est cependant impossible d’en déterminer le montant exact au cas par cas, compte tenu de la pratique financière au sein d’une banque commerciale et qui sera résumée infra.

Afin de bien comprendre la réalité du dommage souffert par les banques dans le cadre de remboursements anticipés de crédits, il nous parait utile de prendre un peu de recul sur les questions juridiques soulevées et d’appréhender l’indemnité de remploi sous l’angle économique et dans un contexte plus global.

A cette fin nous remonterons le temps en examinant, sur une autre page, successivement les origines du prêt à intérêt et de la banque commerciale. Nous examinerons ensuite l’aspect économique en nous penchant sur le fonctionnement d’une banque commerciale, les conséquences qu’un remboursement anticipé engendre, et le mode de calcul de la funding loss.

La suite :

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[1] Article 1231 du Code civil : « Le juge peut, d’office ou à la demande du débiteur, réduire la peine qui consiste dans le paiement d’une somme déterminée lorsque cette somme excède manifestement le montant que les parties pouvaient fixer pour réparer le dommage résultant de l’inexécution de la convention. En cas de révision, le juge ne peut condamner le débiteur à payer une somme inférieure à celle qui aurait été due en l’absence de clause pénale ». 

[2] BUYLE, J.-P. et DELIERNEUX, M., obs. sous Anvers, 2 octobre 2003, R.D.C., 2005/2, p. 175 ; CATTARUZZA, J., « La révision des conditions financières des ouvertures de crédit », La banque dans la vie de l’entreprise, Bruxelles. Ed. Jeune barreau de Bruxelles, 2005, p. 332 ; TROCH, K., De wederbeleggings- en “funding loss”-vergoeding bij vervroegde terugbetaling van commerciële kredieten met bepaalde duur, T.Fin.R., 2002, p. 257 e.s. ; VERHAEGHEN, D. et PURNAL, D., D »De vervroegde terugbetaling van commerciële kredieten : de « funding loss »-vergoeding revisited », Liber Amicorum Achilles Cuypers, Bruxelles, Larcier, 2009, p. 326 e.s. ; WEINBERGER, M.-D., Funding loss…in translation, D.B.F., 2014/I-II, p. 16.

[3] Voy. notamment C. const., 7 août 2013, n° 119/2013 ; CATTARUZZA, J., « La révision des conditions financières des ouvertures de crédit », La Banque dans la vie de l’entreprise, Ed. Jeune Barreau Bruxelles, 2005, p. 331; DE MUYNCK, M. et DE POTTER DEN BROECK, M., « Begrip voor begripsverwarring ? Capita selecta inzake de eenzijdige beëindiging van krediet(openingen)’, D.B.F., 2011/I, p. 66

[4] C. Const., Arrêt du 7 août 2013; Liège, 10 septembre 2013, D.B.F., 2014, p. 59-60 ; Bruxelles, 27 septembre 2012, inédit; Comm. Bruxelles, 18 octobre 2013, inédit ; comm. Bruxelles, 19 novembre 2015, inédit; Liège, 4 juin 2015, inédit ; Doc. Parl., Chambre, 53, 2507/001 (travaux préparatoires de la loi du relative au financement des PME du 21 décembre 2013 ; également Cass., 24 novembre 2016, C.15.0409-F.

[5] Une confusion fréquente est celle opérée entre, d’une part, le funding et, d’autre part, les liquidités d’une banque commerciale. On argumente parfois que le funding d’un crédit s’opère au moyen des réserves liquides. Le raisonnement (inexact) consiste à dire que, comme le « funding » ne serait fait que pour un pourcentage minime des réserves liquides, le dommage dans le chef de la banque est également minime. Ce raisonnement confond en réalité la technique du funding avec celle du fractional reserve banking. En réalité, les réserves liquides (notamment le disponible en caisse), tout comme les crédits, se trouvent à l’actif du bilan de la banque. Le funding doit par contre se trouver au passif du bilan de la banque (les fonds propres, les dépôts et les emprunts interbancaires). Le taux du funding est fixé au moment où la banque et l’emprunteur ont obtenu un accord sur le taux du crédit. Ce n’est qu’au moment où les fonds sont effectivement utilisés par l’emprunteur (et retirés des livres de la banque) que la banque doit effectivement mettre à disposition les liquidités requises.

[6] Un jugement du tribunal de commerce francophone de Bruxelles rendu en 2016 a estimé que l’indemnité réclamée par la banque (représentant 27 % du capital remboursé) devait être forfaitairement réduite de moitié. Un appel de cette décision est en cours.

[7] J. Van Rijn, J. Heenen, Principes de droit commercial, T. IV, Bruxelles, Bruylant, 1988, p. 403, n° 527.

[8] C. Const., 7 août 2013, arrêt n° 119/2013 ; VAN OMMESLAGHE, P., Droit des obligations, t. I, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 129.

[9] WERY, P., Droit des obligations, vol. 1, Bruxelles, Larcier, 2011, p. 410. Voy. également Cass., 23 mars 2009, Arr. Cass. 2009, liv. 3, 854 : « Lorsque les éléments soumis à son appréciation ne permettent pas d’exclure la qualification donnée par les parties à la convention qu’elles ont conclue, le juge du fond ne peut y substituer une qualification différente, ni rechercher dans des circonstances extrinsèques des éléments susceptibles de justifier celle-ci. (Art. 1134, al. 1er C.civ.) ». Ce faisant, la Cour confirme sa jurisprudence antérieure, que reflètent les arrêts de la Cour du 28 avril 2003 (J.T.T., 2003, p. 261) et du 17 décembre 2007 (R.G. : S.06.0109.F, http://www.juridat.be) : « lorsque les éléments soumis à son appréciation ne permettent pas d’exclure la qualification donnée par les parties à la convention qu’elles ont conclue, le juge du fond ne peut y substituer une qualification différente ».

[10]   Bruxelles (9ème ch.), 27 septembre 2012, D.B.F., 2014/I-II, p. 53.

[11]   Comm. Hainaut (Mons), 16 juin 2016, inédit.

[12] Comm. Charleroi, 11 octobre 2013, R.D.C., 2015, p. 190.

[13] WEINBERGER, M.-D., op. cit.,pp. 23 et 27, CATTARUZZA, J., « L’indemnité de remploi au cœur des débats », op. cit., p.720 ; BLOMMAERT, D. et VANNEROM, J., « Kroniek gereglementeerd kredietrecht 2010-2016 », D.B.F.-B.F.R.,2016/2, p. 104.

[15] Il s’ensuit que l’article 1231 du Code civil n’est pas applicable.

par Anders Noren.

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