Remboursement anticipé d’un crédit et funding loss : historique et état des lieux

Cet article a été publié dans le Forum de l’Immobilier de mai 2022 (Anthemis)

Depuis plus de vingt ans, le remboursement d’un crédit avant terme et le montant réclamé par la banque en contrepartie de cette rupture anticipée de contrat – qu’on l’appelle « indemnité de remploi », « indemnité de rupture » ou « funding loss », sont deux questions qui animent les professionnels de l’entreprise et du droit bancaire et du crédit[1].

L’indemnité réclamée par le banquier s’avère importante dans un contexte de taux d’intérêts relativement faibles : elle est en effet généralement calculée comme la différence entre d’une part les intérêts qui restaient à courir sur le crédit si ce dernier avait été poursuivi jusqu’au terme convenu, et d’autre part les intérêts que la banque escompte percevoir en « remployant » les fonds reçus, c’est-à-dire en les réinvestissant sur le marché interbancaire ou auprès d’autres emprunteurs. Plus le taux de remploi est faible, plus l’indemnité calculée est élevée.

Après une brève rétrospective historique de la controverse, nous évoquerons la stratégie adoptée par les entreprises dans les prétoires face à l’indemnité réclamée par un banquier et visant à convaincre le tribunal qu’un contrat de crédit doit être requalifié en un contrat de prêt. Nous évoquerons les principales différences entre ces deux contrats, pour poursuivre ensuite sur la jurisprudence récente de la Cour de cassation en cette matière, et conclure.

Brève rétrospective historique d’une longue controverse judiciaire

Beaucoup d’emprunteurs ont estimé que cette indemnité était constitutive d’un abus de droit ou d’une clause pénale excessive… d’autant qu’en droit belge, l’article 1907bis de l’ancien Code civil limite l’indemnité qui peut être réclamée par le prêteur à un montant maximum de 6 mois d’intérêts.

Cette limitation ne concerne cependant que le contrat de prêt à intérêt, qui se distingue du contrat de crédit tant sur le plan juridique que sur le plan économique. En 2013, la Cour constitutionnelle a d’ailleurs jugé qu’au vu des différences entre ces deux contrats, il n’était pas discriminatoire de n’appliquer la limitation prévue par l’article 1907bis de l’ancien Code civil qu’au contrat de prêt à intérêt.

C’est dans ce contexte que le législateur a fait promulguer la loi du 21 décembre 2013 relative au financement des petites et moyennes entreprises (la « loi Laruelle »[2]). Cette loi limite à un maximum de 6 mois d’intérêts l’indemnité qui peut être réclamée par la banque pour tous les contrats de prêt et de crédit conclus à dater du 11 janvier 2014 (selon la date de la conclusion du contrat, cette limite vaut pour les crédits consentis jusqu’à un montant de 1 ou 2 millions d’EUR). Le volume de dossiers judiciaires concernant cette problématique diminue sensiblement chaque année depuis lors.

Ceci n’a pas empêché la Cour de cassation de rendre plusieurs arrêts entre 2019 et 2022, sur lesquels nous reviendrons brièvement compte tenu du caractère succinct que doit revêtir la présente contribution.

Qualifier un contrat de crédit ou de prêt

S’agissant des crédits professionnels non régis par la loi Laruelle, la stratégie juridique rencontrée dans les prétoires depuis une dizaine d’années consiste, pour les emprunteurs, à tenter de convaincre le juge que le contrat soumis à ce dernier, malgré son intitulé reprenant le terme « crédit », doit en réalité être requalifié en un « contrat de prêt », dès lors qu’il réunirait en réalité toutes les caractéristiques d’un tel contrat, et non celles d’un contrat de crédit.

Les caractéristiques de chacun des contrats sont aujourd’hui clairement établies :

  • le contrat de prêt est un contrat nommé, unilatéral et réel, qui se forme par la remise à l’emprunteur d’un montant déterminé. Il s’inscrit en monnaie scripturale de manière positive au crédit du compte bancaire de l’emprunteur, à l’initiative du prêteur. Les intérêts sont calculés dès la remise des fonds à l’emprunteur, et sur la totalité du montant prêté. Le prêt est un contrat généralement rencontré lorsqu’il s’agit de financer une opération unique, pour un montant déterminé, payable par l’emprunteur en une seule fois ;
  • le contrat de crédit est un contrat innommé et consensuel, synallagmatique, qui consiste en une mise à disposition de fonds par le banquier, à charge pour l’emprunteur de prélever ou non tout ou partie des fonds mis à sa disposition, selon des modalités définies. Les prélèvements s’inscrivent en négatif sur le compte de l’emprunteur. L’avantage d’un tel contrat est sa souplesse : si l’emprunteur est généralement tenu de payer une commission de réservation sur les montants non-encore prélevés et réservés par le banquier durant la période de prélèvement, il ne devra payer les intérêts contractuels que sur les montants qu’il a effectivement prélevés. Le remboursement du capital que l’emprunteur aura décidé de prélever s’opérera généralement au terme de la période de prélèvement. Ce type de contrat est généralement rencontré lors du financement d’opérations immobilières à l’occasion desquelles l’emprunteur sera amené à exposer des dépenses en plusieurs fois, étalées dans le temps.

La jurisprudence belge en matière de funding loss a certes intégré ces différences mais ne retient généralement qu’un seul critère pour qualifier le contrat soumis au juge : celui de la « liberté » de prélèvement laissée ou non à l’emprunteur par le banquier. Pour résumer, aux yeux de la jurisprudence, un contrat intitulé « crédit » sera requalifié en un contrat de « prêt » si la « liberté de prélèvement » laissée à l’emprunteur s’avère être, en réalité, purement fictive. Dans un tel cas, l’emprunteur bénéficiera de l’application de l’article 1907 bis de l’ancien code civil, pour autant qu’il n’y ait pas renoncé en ayant payé sans réserve l’indemnité initialement réclamée par le banquier.

La récente jurisprudence de la Cour de cassation

Les récents arrêts de la Cour de cassation ont permis de préciser les critères sur lesquels un juge peut se baser pour conclure à l’existence ou non d’une liberté de prélèvement suffisante dans le chef de l’emprunteur. En réalité, la Cour a surtout rappelé que le calcul d’une commission de réservation ou d’une indemnité pour non-prélèvement de la totalité du crédit n’étaient pas de nature à restreindre la liberté de prélèvement d’un emprunteur. Il en va de même pour le fait que le prélèvement du crédit soit intervenu en une fois et pour la totalité du montant mis à disposition[3]. La Cour rappelle également que la liberté de prélever des montants en vertu d’un contrat de crédit ne doit pas se confondre avec la liberté d’utiliser les fonds prélevés, cette dernière pouvant être particulièrement limitée pour des raisons bien légitimes : le banquier doit s’assurer que les fonds qu’il met à disposition de son client sont utilisés à des fins licites et convenues, la valeur de la sûreté réelle généralement conférée au banquier dépendant directement de l’affectation des fonds à la chose grevée de ladite sûreté.

La Cour de cassation a ensuite validé la figure juridique de la « promesse de prêt », indiquant que lorsque l’emprunteur disposait d’une liberté de prélèvement purement formelle dans un contrat de crédit, il fallait en réalité voir entre les parties la promesse de la conclusion ultérieure d’un contrat de prêt, donnant dès lors lieu à l’application de l’article 1907bis du Code civil[4]. Ces décisions semblaient devoir ne reléguer au rang de « contrat de prêt » que les opérations de financement uniques, déterminées, et pour lesquelles une liberté de prélèvement était purement théorique, telles que celles visant l’achat d’un immeuble, le refinancement d’une dette ou l’acquisition d’actions d’une société.

Si la clarté en cette matière semblait enfin de mise, en 2022, la Cour de cassation a rendu deux nouveaux arrêts les 11 février et 3 mars[5], aux termes desquels la Cour valide la possibilité de requalifier un contrat de crédit en une promesse de prêt(s) conclue lors de l’accord entre la banque et son client sur le financement d’opérations échelonnées dans le temps tels que des travaux de construction.

Conclusion provisoire : du cas par cas…

Retenons de tout ce qui précède que les termes du contrat et la volonté initiale des parties seront déterminants pour requalifier un contrat de crédit en un contrat de prêt ou en une promesse de prêt : si le contrat litigieux confère le droit de prélever des fonds en plusieurs tranches jusqu’à concurrence d’un plafond déterminé, en lui offrant la liberté de ne pas prélever tout ou partie des fonds, il constituera une ouverture de crédit. Si la liberté de prélever ou non les fonds mis à disposition est fictive et n’existe pas réellement, la requalification sera acquise, avec la limitation de l’indemnité réclamée par le banquier, conformément à l’article 1907bis du Code civil.


[1] Voy. notamment les articles et études que nous avons consacrées à ce sujet sur notre site https://www.droitbancaire.be; également G. LAGUESSE et P. PROESMANS, « Baromètre du jurisprudence en droit bancaire, 2019 », D.A.O.R., 2021/1 ; J. VENDENBROUCKE et G. LAGUESSE, « Funding loss, à la recherche de la logique perdue », Actualités en droit commercial et bancaire, Liber Amicorum Martine Delierneux, Bruxelles, Larcier, 2017.

[2] M.B., 31 décembre 2013.

[3] Cass., 27 avril 2020, D.B.F., 2020, p. 178 et note A.-P. ANDRE-DUMONT et T. MALENGREAU ; J.L.M.B., 2020, p. 1540, note C. BIQUET-MATHIEU, NjW, 2020, p. 691, note L. MAES ; voy. également Cass., 18 juin 2020, J.L.M.B., 2020, p. 1542, note C. BIQUET-MATHIEU ; R.W. 2020, p. 370, note D. BLOMMAERT et O. de WILDE.

[4] Cass., 11 mars 2021 ; Cass., 14 juin 2021, D.B.F., 2021/4, p. 221 et s. et note L. FRANKIGNOUL, « La promesse de prêt ».

[5] Cass., 11 février 2022 ; Cass, 3 mars 2022.

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par Anders Noren.

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